lundi 29 mars 2010

De la licence politique poétique

Au dîner, hier soir, nous parlions ma femme et moi du rébus, le petit jeu proposé tous les dimanches sur mon blog principal… Nous essayions de repérer parmi les quelques idées encore incomplètes de dessins à venir, une ou deux vraiment faciles. Des énigmes susceptibles de retenir l'attention de quelques gros bébés parmi les visiteurs du blog, qui se plaignent de ne pouvoir déchiffrer le dessin au premier coup d'œil.

À un moment, nous nous sommes arrêtés sur une histoire de fromage récalcitrant, bloquée depuis trop longtemps par une syllabe mal placée. Nous avions beau fouiller nos méninges, impossible de contourner la difficulté. Hier, c'était le premier jour du passage à l'heure d'été, et ces soixante précieuses minutes de bon sommeil que l'état nous vole, non content de nous accabler de taxes iniques, nous faisaient paraître la journée trop longue, l'oreiller plus désirable. Je donne cette précision pour expliquer le silence abattu qui succéda à ce constat.

C'est là, dans ce mutisme si profond qu'on aurait pu entendre couler le camembert sur sa planche, que j'ai brusquement pensé à la fable Le Corbeau et le renard… Ça vous étonne? Moi aussi, mais c'est ainsi. La dernière fois que j'avais récité cette fable, c'était à l'école primaire… Eh bien, par curiosité, voir ce qu'il m'en restait, à peu près cinquante-cinq ans plus tard, je me la suis récitée mentalement hier soir, sur les coups de dix heures.
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
«Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.»
À ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s'en saisit…

Je me suis arrêté à cet endroit, bien embêté. D'après ma mémoire, aurait dû venir ensuite:
« et dit: Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute:
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.»

Seulement, comme je l'ai signalé plus haut, je me trouvais dans un état proche de l'affliction, et à ce point de la fable, l'embarras me saisit devant une évidence. Comment le renard pourrait-il dire quoi que ce soit avec la bouche pleine? Si mes souvenirs sont bons, Benjamin Rabier, pour l'illustration de ce texte, lui fourrait dans la gueule un camembert assez grand pour être un coulommiers… Essayez un peu d'articuler: Mon bon Monsieur, apprenez que tout flatteur, etc, avec un calendo entre les dents! J'avais un trou, forcément, M. de La Fontaine n'étant pas homme à négliger la vraisemblance et à se moquer de toutes ces générations de petits écoliers destinées à apprendre sa fable par cœur…
Le renard s'en saisit et le mit dans sa poche: non ça ne collait pas…
Le renard s'en saisit et le posa par terre: pas mieux…
Le renard s'en saisit et le mit de côté: pfff !

Au bout de quelques minutes d'infructueux efforts pour reconstituer la partie manquante, la charnière essentielle de ces vers prémonitoires par lesquels M. de La Fontaine, ce visionnaire, tentait d'avertir les futurs électeurs de Nicolas Sarkozy en 2007, au bout d'un moment donc, je jetai l'éponge.

«Tu te souviens du Corbeau et le renard, dis-je à ma femme?
— Bien sûr! Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage… Et ainsi de suite: sans l'ombre d'une hésitation, ma femme débita la fable, enjambant avec désinvolture le point critique:
Le renard s'en saisit et dit: Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute:
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.»

Elle s'arrêtait là, alors qu'il me semblait manquer encore la morale de la morale —comme dans cette chansonnette naïvement paillarde, que certains lecteurs connaissent peut-être: la morale de cette morale, c'est que les femmes aiment les cochons… Ma femme soutenait qu'ajouter quoi que ce soit à ces vers, aurait dépouillé la fable de sa rondeur parfaite. Nous tombâmes d'accord pour aller au lit sur ce verdict apaisant. Ce n'est que maintenant, après avoir retrouvé un recueil des Fables dans la bibliothèque, que je constate l'existence d'une conclusion :
Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

On constatera comme moi, je suppose, que ces deux vers n'apportent aucun enseignement supplémentaire, si ce n'est une faible note d'espoir pour les Français, à l'horizon de 2012. Bref, si la licence poétique qui permit à M. de La Fontaine de faire parler Nicolas Sarkozy le renard la bouche pleine, s'explique, la conclusion de la fable est presque aussi inutile que ce billet.

P-S. le joli concours de billets d'amour approche de son terme, ce n'est pas seulement parce que j'y participe que je vous invite à y faire un tour: il y a plusieurs textes excellents à découvrir là-bas…