vendredi 17 juin 2011

Conte au Poireau pour bien dormir

C'était un jour comme les autres, pourtant. À dire vrai, cette affirmation est assez gratuite : à cinq heures et des poussières dans une chambre noire, la qualité du jour filtré en deux rais perpendiculaires par les volets n'est jamais comparable à celle de la veille. Enfin, vous voyez ce que je veux dire… Quelle que soit l'intensité du gris, j'ai tendance à trouver qu'un jour nouveau s'annonce invariablement aussi moche que les précédents. 

J'ai vite senti ce matin que le moment était venu. Cela me prit par les pieds, puisque le sentiment se manifesta dès que je me mis debout dans la ruelle du lit. Par les pieds donc, et puis ça remonta jusqu'à mon cœur cassé, à mon cerveau abruti. Par chance, il n'y avait rien à comprendre, simplement m'emplissait une conviction brute qui ne s'encombrait plus de pensées parasites.

J'ai enfilé le peignoir qui me sert de robe de chambre et commence à être trop chaud pour la saison, je suis sorti de la chambre. Le chien s'est agité dans son grand panier et s'est mis sur le dos, pattes avant repliées pour m'offrir sa gorge et son ventre, béat. Je lui ai donné une caresse distraite, «salut mon copain», et je suis passé dans le bureau pour ouvrir l'ordinateur.

Sur la paille du Reader il y avait un billet pondu de frais, «Placebo», de Poireau —pas Hercule, l'autre. Son point de vue est amusant : quelle que soit la croyance et l'idéal administrés comme traitement du mal de vivre (c'est moi qui résume le propos ainsi), au bout du compte le résultat est le même (tu meurs, je déduis)… À ceci près que, hors du champ de l'expérience hypothétique imaginée par Poireau, l'humanité soigne son spleen existentiel depuis des temps immémoriaux avec une obsédante absence de conclusion quant à l'efficacité des diverses thérapeutiques. Jusqu'à ce jour en effet, théologiens ou scientifiques demeurent impuissants à observer ce que deviennent les divers échantillons de patients au terme des traitements, faute de pouvoir les soumettre à un questionnaire impartial. Vous me recevez ? Comment est-ce de l'autre côté ? Il fait beau ?

Le silence de la mort constitue selon toute probabilité un mystère bien plus dense que ceux de la matière noire ou de l'énergie noire. Il est à craindre que le collisionneur susceptible d'en venir à bout ne soit pas près d'être inventé.

C'est égal ! Poireau a l'art de soulever à sa manière les questions que je me pose autrement —entendez que je m'en saisis pendant qu'il les brandit, pour les mettre à terre où je les vois mieux. Une autre fois, il s'intéressait à la mort comme on essaie de vous la cacher dans notre civilisation. Il avait raison, bon sujet de réflexion. En fait, c'est la même chose avec la mort telle que vous la portez sans le savoir, au début.

Il vient un moment où vous prenez conscience que vous marchez dans le monde plus solitaire qu'avant, dans une bulle invisible et froide qui se déplace avec vous et fait le vide. Avant, vous ressentiez la chaleur de l'amour, vous entendiez l'infinie diversité des voix de la vie : celles qui s'adressaient à vous intentionnellement, affectueuses ou amicales. Après, vous cheminez dans le bruissement des arbres sous le vent, les chants des merles et des rossignols, les fuites de la gent furtive, les ronflements lointains de machines. Vous ne voyez plus personne, ou alors de loin, un dos qui rentre chez lui à votre approche. Quand le téléphone sonne, on devine qu'il s'est retenu longtemps avant de se décider à faire son boulot de téléphone.

Un matin, celui-ci peut-être, vous comprenez que douches, shampooings, eaux de toilette, n'y pourraient rien. Vous puez. Qu'est-ce qu'ils sentent, les gens qui vous abandonnent ? Vous vous levez, et l'évidence vous envahie de bas en haut : ils sont mal à l'aise comme si vous sentiez des pieds. Ils ont peur d'avoir peur de votre odeur de mort.

J'ai lâché le Placebo de Poireau et j'ai ouvert voyages-sncf.com. Dans le champ Départ, j'ai tapé : de chez moi ; Arrivée : au-delà ; Aller le : dès que possible. J'ai précisé mon âge, puis cliqué sur Réservez. Une autre fenêtre s'est ouverte résumant mes choix, avec en plus l'option 2e classe que j'avais  oubliée. À nouveau, j'ai cliqué sur Réservez, et cette fois la réponse est arrivée en rouge : «Nous n'avons trouvé aucune gare correspondant à la ville d'arrivée que vous avez saisie. Merci de vérifier votre saisie

Je n'ai pas insisté, mais j'ai tapé une requête sur Google, et je suis arrivé comme une fleur sur au-delà.fr. C'est joli, plutôt bleu de manganèse que céleste, avec un lac de montagne en bannière. Je me demande si la gare est là ?

Il semblerait que l'au-delà aboutit à Satais, qui est l'une des étoiles de Sirius —mais dans la sixième dimension, ce qui explique mon ignorance quant à l'existence d'une telle configuration. On me dit que cette appartenance à une autre dimension «signifie que tout y est éthéré. Les formes, les choses et les êtres se dessinent, s'esquissent, mais les contours et les substances restent comme flous, subtils.  Il n'y a ni jour ni nuit, le soleil n'a pas de prise directe sur cette étoile» (c'est moi qui souligne)…

Me voilà rassuré, je serai en de bonnes mains. J'ai pris contact avec l'administration du site pour retenir une place dans le prochain vaisseau. Je ne sais quand arrivera la réponse, mais une fois à destination, je ne manquerai pas d'aller cogner du guéridon chez Poireau, qui pourra donner en exclusivité mondiale l'annonce d'un contact du septième type avec l'Au-delà.


P-S: Sur Variae, Romain s'en prend avec une joyeuse férocité à Montebourg et Eva Joly —deux postulants à la candidature pour la présidentielle qui ont ma sympathie. Lisez Romain pour le plaisir, mais tirez d'autres conclusions que lui !